LES AMATEURS DE WHISKY SONT-ILS TOUS DES POETES …

La toute, toute, toute première fois …

« Déjà, l’odeur inconnue me troubla au-delà de tout possible. Quelle formidable agression, quelle explosion musclée, abrupte, sèche et fruitée à la fois, comme une décharge d’adrénaline ayant déserté les tissus où elle se complaît d’habitude pour se vaporiser à la surface du nez, condensé gazeux de falaises sensorielles … Stupéfait, je découvris que ce relent de fermentation incisive me plaisait.

Telle une marquise éthérée, je trempai précautionneusement mes lèvres dans le magma tourbeux et …ô violence de l’effet ! C’est une  déflagration de piment et d’éléments déchainés qui détone soudain dans la bouche ; les organes n’existent plus, il n’y a plus ni palais, ni joues, ni muqueuses : juste la sensation ravageuse qu’une guerre tellurique se déroule en nous-mêmes. Je laissai, de ravissement, la première gorgée s’attarder un instant sur ma langue, des ondulations concentriques continuèrent de l’entreprendre un long moment encore. C’est la première manière de boire le whisky : en le lichant férocement, pour en humer le goût âpre et sans appel. La deuxième goulée, en revanche, advint dans la précipitation ; aussitôt avalée, elle n’échauffa qu’à retardement mon plexus solaire – mais quel échauffement !

Dans ce geste stéréotypé du buveur d’eaux-de-vie fortes qui absorbe d’un trait l’objet de sa convoitise, attend un instant, puis ferme les yeux sous le choc et exhale un soupir d’aise et de commotion mêlés, il y a la deuxième manière de boire le whisky, avec cette quasi-insensibilité des papilles parce que l’alcool ne fait que transiter dans la gorge, et cette parfaite sensibilité du plexus, soudain envahi de chaleur comme d’une bombe au plasma éthylique. Ça chauffe, ça réchauffe, ça défrise, ça réveille, ça fait du bien. C’est un soleil qui, de par ses radiations bienheureuses, assure le corps de sa présence rayonnante. »

Extrait du livre « Une gourmandise » de Muriel BARBERY