Le tourisme, ballon d’oxygène pour les fabricants d’eaux-de-vie et de liqueurs …

Léa DELPONT – Correspondante à Bordeaux – Les Echos

Le Laboratoire du spiritourisme lancé en Guadeloupe veut poser les bases d’une politique nationale inspirée du succès de l’oenotourisme.
Taxes, surtaxes, baisse de la consommation et attaques répétées contre l’alcool : les temps sont durs pour les spiritueux français, une grande famille de 44 catégories d’eaux-de-vie, liqueurs, whisky, vodka, anisés, genièvres, gentianes… Pour ces 250 entreprises (dont 95 % de PME et d’artisans) revendiquant 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la bonne nouvelle est venue des Antilles, patrie du rhum : le lancement du Laboratoire national du spiritourisme le 10 avril en Guadeloupe, par la ministre du Tourisme, Nathalie Delattre, et le président du Conseil supérieur de l’oenotourisme (CSO), Hervé Novelli, ancien secrétaire d’Etat chargé des entreprises.

Devenu partie intégrante du paysage et de l’économie viticoles, ce tourisme autour du vin attire 12 millions de visiteurs et représente 15 milliards de recettes, selon Atout France. Il a bénéficié d’un véritable soutien public depuis la création du CSO, en 2009, et du label Vignobles et Découvertes apposé sur 8.000 sites et domaines. Mais il ne concerne pas les spiritueux.
Hervé Novelli propose dans sa feuille de route, qui sera détaillée le 13 juin, « une véritable politique du spiritourisme, inspirée du succès de l’oenotourisme ». « Pas un décalque », met-il en garde : « L’alcool est un sujet complexe, même avec modération. Il n’y aura sans doute pas un label d’Etat ». Il appelle plutôt à « la mobilisation des acteurs privés et locaux pour bâtir des politiques touristiques ancrées dans les territoires, la découverte du patrimoine et la valorisation des savoir-faire ». La culture plutôt que la consommation…

Huit cents marques
Aux Antilles, les deux tiers des touristes visitent déjà une distillerie, étape incontournable du séjour. « Mais c’est compliqué d’emporter plus d’une bouteille dans la valise », pointe Thomas Gauthier, directeur général de la FFS, la Fédération française des spiritueux. « L’enjeu, là-bas comme en métropole, c’est de construire une offre globale autour d’un produit, sur place, en partenariat avec les restaurateurs, hôteliers et autres professionnels locaux pour enrichir l’expérience. »
La FFS compte déjà 2 millions de « spiritouristes » dans 327 sites – pour 800 marques – proposant des formules diverses – espace musée, visite guidée, dégustation, atelier d’assemblage ou de mixologie, escape game… Les caves de la Chartreuse reçoivent plus de 40.000 visiteurs par an à Voiron ; le palais Bénédictine, à Fécamp, 120.000.
« Notre univers répond à la quête de sens et d’expérience, estime Thomas Gauthier. Nos 44 spécialités – là où l’Ecosse n’en a qu’une – résonnent avec des productions agricoles locales, des techniques et connaissances ancestrales, des anecdotes infinies sur les moines, les apothicaires, les confiseurs d’antan… et nous avons une responsabilité dans la transmission de ce patrimoine. »Economiquement, le passage de touristes représente jusqu’au tiers du chiffre d’affaires d’un petit artisan. Et quand la boutique est précédée d’une visite, les ventes augmentent de 50 %, a observé la FFS.
Mais pour faire payer la dégustation, contrairement aux vignerons qui bénéficient d’une dispense, les producteurs ont besoin d’une licence IV – un sésame sur numerus clausus. La FFS espère rapidement un assouplissement de cette règle. Le Château du Breuil, producteur de calvados, a déboursé 12.000 euros pour sa licence, négociée avec un village voisin. Elle lui permet « de proposer des cocktails à base de calvados, une tendance très porteuse », explique Roberto Montesano, propriétaire depuis 2020 de la distillerie de Breuil-en-Auge. Il a doublé sa fréquentation (40.000 personnes) en investissant dans une nouvelle boutique, un son et lumière, l’aménagement du parc et cinq chambres d’hôtes dans la tour. Le domaine de 42 hectares de pommiers bio fait 4,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont un quart avec l’accueil. « On vend un produit interdit à la publicité. Le spiritourisme l’éclaire sous un jour vertueux, artisanal, propre, local… ».
A Saumur, Combier, l’inventeur du triple sec en 1834, fait découvrir « une salle des alambics qui n’a pas changé depuis deux siècles ». L’été, les visites et la boutique font travailler cinq personnes. « C’est 8 % du chiffre d’affaires, mais ce sont mes meilleures marges. Et c’est aussi mon département marketing », estime Franck Choisne, président du Syndicat national des liqueurs et dirigeant de la distillerie, qui emploie 30 salariés pour 7 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Espoir de reconquête
Labellisé Entreprise du patrimoine vivant – à l’instar de 30 autres producteurs de spiritueux -, le liquoriste aux cent recettes, guignolet, crème de pêche de vigne ou liqueur de pétales de rose, met l’accent sur l’histoire et les savoir-faire (infusions, macérations, distillations…) autant que sur le produit fini. Franck Choisne est d’ailleurs le principal artisan de leur inscription au patrimoine culturel français en novembre dernier. « Dans une filière sous tension, cet élan donné au spiritourisme nous fait du bien. Il est important d’y sensibiliser les petits producteurs qui se débrouillent trop souvent avec les moyens du bord. » La FFS recense une cinquantaine de projets.
A Cognac, le spiritourisme a un temps d’avance car l’eau-de-vie à base de vin « a pu bénéficier du label oenotouristique », précise Hervé Novelli. Le territoire accueille 325.000 nuitées de visiteurs. « On vise le double en 2030 », annonce le président de l’Agglomération du Grand Cognac, Jérôme Sourisseau, citant les efforts conjugués des pouvoirs publics pour organiser trois festivals par an et des négociants « petits et gros » pour proposer des visites de qualité dans les chais, les tonnelleries, les vignes (à vélo chez Rémy Martin). La volonté politique rejoint « celle de la filière de reconquérir le marché français (2 %) grâce au spiritourisme, dans un contexte de forte crise », dit-il.