LES NEWS ET LES POTINS – EN ECOSSE, LE TOURISME DU WHISKY S’ANOBLIT …

Par Béatrice Brasseur
LES ECHOS – WEEK-END – Publié le 12 nov. 2023 à 14:00 – Mis à jour le 28 nov. 2023 à 18:03

Des Highlands à la Speyside, avec une imagination aussi ardente que leurs whiskys, les distilleries écossaises relèvent leur degré d’exigence et dopent leur offre. Il n’y a pas de mal(t) à se faire du bien !

À Edimbourg, sur Princes Street, un immeuble entier est consacré à l’univers de Johnnie Walker, le whisky écossais le plus vendu au monde. (©Simon Hird)

Première activité touristique en Ecosse ? La visite de distilleries. Mais admirer cuves et alambics rutilants dans les vapeurs odoriférantes avant de déguster un wee dram (« un petit verre ») ne suffit plus aux « whisky touristes ». Ils étaient 2 millions l’an dernier : une moitié de Britanniques, l’autre venue du monde entier, principalement des Etats-Unis (premier marché en valeur pour les whiskys écossais), d’Allemagne, des Pays-Bas, et de France (premier marché en volume et premier pays consommateur de single malt au monde). Ils y ont dépensé 85 millions de livres (+90 % depuis 2010), pour un panier moyen de 42 livres. De quoi pousser le bouchon plus loin d’autant que sur 148 fabriques en activité, la moitié seulement possède un centre de visites.

« Depuis dix ans, indique la Scotch Whisky Association (SWA), la filière a investi 300 millions de livres dans le développement et la montée en gamme du whisky tourisme. » « Celui-ci subit actuellement une transformation massive, estime John Laurie, directeur général de The Glenturret, la plus ancienne distillerie écossaise (1769) en activité. Les distilleries commencent à s’éloigner de la visite générique ‘Comment faire du whisky ‘ pour adopter une expérience holistique qui reflète mieux leur marque. The Glenturret a été à l’avant-garde de ce mouvement, en proposant une hospitalité et une restauration exceptionnelles ; d’autres ont ouvert la voie, par exemple The Macallan avec son incroyable nouvelle distillerie, et Johnnie Walker avec son attraction interactive sur Princes Street. »

Odorama, 800 combinaisons de cocktails…
Les « tradis » contre les « trendys » ? Johnny Walker, le fleuron de Diageo, numéro 1 mondial des spiritueux, veut les deux. À lui seul, le groupe a investi 185 millions de livres pour « établir un nouveau standard » capable de satisfaire tout le monde avec une stratégie claire comme de l’eau de loch.

À la manoeuvre, l’agence américaine BRC Imagination Arts, spécialisée en « design global », qui, par le passé, a phosphoré sur la Heineken Expérience, à Amsterdam; la Guinness Storehouse, à Dublin, l’Abbey Road Studios, à Liverpool; le Rock’n’Roll Hall of Fame et le Kennedy’s Space Center de la Nasa, aux Etats-Unis – Excusez du peu. Diageo lui a confié la création de centres de visites inédits, basés sur un récit aussi documenté qu’échevelé pour quatre de ses distilleries clés – Glenkinchie, Clynelish, Cardhu, Caol Ila, situées dans des coins perdus des Lowlands, des Highlands, de la Speyside et sur l’île d’Islay. Celles-ci sont les piliers de son blend Johnnnie Walker, le whisky écossais le plus vendu au monde et la marque source aussi parmi une trentaine de fabriques représentant une réserve de 11 millions de fûts pour l’élaboration de ses
différentes éditions.

Dans la distillerie Glengrant fondée en 1840 dans le Speyside, en Ecosse.©DR Mais l’attraction la plus spectaculaire, « de classe mondiale », n’est pas une distillerie et trône au coeur d’Edimbourg, sur Princes Street : un immeuble entier, l’ex-Bank of Scotland, est dédié à l’univers de Johnnie Walker. L’expérience commence par un quizz (vous aimez le romarin ? la vanille ? le gingembre ?…) pour définir votre profil gustatif. Personnalisation est le maître mot, du béotien à l’initié. À partir de là, une heure trente virevoltante de show immersif et interactif avec des comédiens, des écrans, de l’odorama, des barmen délivrant des cocktails sur mesure – 800 combinaisons possibles -, un tour d’Ecosse pour comprendre l’assemblage, les spécificités des régions et donner envie de voir du pays.

Quatre périples différents, dont le plus informé permet de déguster à la cave des whiskys rares tirés du fût. Ils sont 150 à animer, en 23 langues, ce temple du spiritueux installé sur 6.640 m2 et huit étages, avec une boutique XXL présentant la collection complète de la marque, avec la possibilité de remplir ses propres bouteilles et de les personnaliser, un bar en rooftop avec vue sur le château d’Edimbourg, sans oublier un restaurant où les chefs étoilés James et Maria Close proposent six accords bouchées-cocktails à base des whiskys du groupe, conçus par le chef barman Miran Chauhan.

Quelque 650.000 visiteurs venus de 130 pays ont déjà visité le lieu depuis son ouverture il y a deux ans, 50% de femmes et 78% de « consommateurs occasionnels », âgés de 39 ans en moyenne. Pile dans l’objectif : recruter de nouveaux fans de la marque et changer l’image et le mode de consommation traditionnels du whisky. Pour répondre à cette concurrence, The Scotch Whisky Experience sur le Royal Mile à Edimbourg,(337.000 visiteurs en 2022), créé il y a vingt-cinq ans à l’initiative de dix-neuf marques, propose trois nouvelles expériences immersives. Investissement : 3,5 millions de dollars.

Le centre de visites de The Macallan, avec son toit enherbé ondulant dessiné par le cabinet Rogers Stirk Harbour + Partners.©Mark Power/Magnum Photos for The Macallan

Partout en Ecosse, dans les landes, sur les côtes et dans les îles, d’autres initiatives fleurissent. Talisker, la distillerie bientôt bicentenaire de l’île de Skye, a ouvert, l’an dernier, son centre de visites (créé par le même BRC)  où son identité « made by the sea » («façonnée par la mer») est scénarisée et déclinée à l’envi. En avril dernier, douze privilégiés y avaient rendez-vous pour un « souper secret », alléchés à plus d’un titre. Skye est somptueuse et le menu affichait sept saveurs locales (saint-jacques, langoustines, agneau, plantes sauvages…) accordés à des whiskies d’âges différents et des cocktails exclusifs (Highball à la rhubarbe, Manhattan à la reine-des-prés…). À la fin de l’été, Talisker a également accueilli la seconde édition du Hebridean Whisky Festival, réunissant cinq autres distilleries des Hébrides (Jura, North Uist, Harris, Torabhaig, Raasay) avec force délices insulaires, musique, master classes. Des rendez-vous renouvelés en 2024.

Des marchés de niche haut de gamme
Côté gastronomie, c’est The Glenturret qui a ouvert la voie, dès 2021. Son restaurant, décor de tartans créés sur mesure et cristal Lalique, a gagné son étoile au Michelin dès la première année. Le jeune chef Mark Donald (Noma, The Gleneagles, The Balmoral…), sublime les ressources locales (écrevisses de loch, boeuf wagyu des Highlands…) soutenues par une cave
de 600 vins. « The Glenturret et Lalique ont les mêmes valeurs d’artisanat et d’excellence », indique Silvio Denz, propriétaire des deux fleurons. Il réveille la belle endormie – comme il l’a fait à Sauternes où il a doté son premier grand cru classé Lafaurie-Peyraguey d’un hôtel de luxe et d’une table 2 étoiles -, élargit la gamme et développe le tourisme : « The Glenturret a l’avantage de n’être qu’à une heure des gourmets d’Edimbourg et de Glasgow. »

Pas moins de 6.000 convives ont fréquenté l’an dernier le bar et la table et 40.000 personnes ont visité la distillerie en 2023. Sur un marché de niche haut de gamme, elle ne produit que quelques centaines de milliers de litres d’alcool annuels, une gouttelette dans l’alambic mondial, sous la houlette de Bob Dalgarno, maître distilleur et « master blender » parmi les plus réputés. Sa collection 2023 compte huit whiskys et des éditions limitées, dont une collaboration avec l’artiste américain James Turrell, un flacon à 80.000 livres pièce.

Le palace voisin, le légendaire Gleneagles, confie à The Glenturret l’élaboration de son whisky exclusif. La boutique (150 livres de panier moyen), le restaurant et le bar, où l’on y savoure 230 grands whiskys écossais et les single malt de la maison dans un verre Lalique spécialement créé, sont évidents parés du luxueux mobilier Lalique Maison.

Mark Donald, le chef du restaurant «The Glenturret Lalique» ©Marc Millar Le couvert plus le gîte, suite logique mais encore rare de la potion touristique magique. L’an prochain, The Glenturret ouvrira son hôtel, Aberturret
Estate House. Ardberg, sur l’île d’Islay, a également un projet. Raasay, sur l’île éponyme, revendique d’être la seule, pour l’instant, à avoir un hôtel et un restaurant sur les lieux mêmes de production. La cerise sur le cask ? Recevoir chez soi dans une boutique hôtel aux couleurs de la distillerie. Telle l’inimitable et ultra cosy guesthouse de Glenmorangie, à quinze minutes de la fabrique, avec des vues à couper le souffle sur le Moray Firth et entourée des champs d’orge dont la production est réservée à l’édition Cadboll Estate.

Oubliez tout ce que vous savez du cottage classique, le célèbre décorateur londonien Russell Sage, chouchou des palaces, a ici déchaîné une tornade d’extravagance chromatique dans les salons et les chambres. Toutes les nuances du whisky sont déployées, l’orange, évidemment, mais aussi l’or qui illumine plafond, murs et boiseries. Tartans, motifs floraux, géométriques et animaux (la girafe est l’emblème de la distillerie qui possède les plus hauts alambics d’Ecosse, 5,14 m) rivalisent sans jamais jurer – un exploit. Le mobilier ancien (un vénérable buffet a été carbonisé pour évoquer l’intérieur des fûts) calme à peine le jeu, tout de suite relancé par des pièces design. De quoi impressionner durablement les rétines tandis que le chef et le barman se chargent d’imprimer les papilles des saveurs maison. « La guesthouse est l’incarnation des valeurs de Glenmorangie : convivialité, modernité, excellence, audace », résume Stuart Smith, brand home manager.

Ajoutée à la distillerie Glenmorangie, une tour en verre  de 20m de haut, imaginée par les architectes français Philippe Barthélémy. et Sylvia Griño.©DR

La distillerie elle-même détonne avec, aux côtés de bâtiments classiques, une « lighthouse » inédite, imaginée par le cabinet d’architecture français Barthélémy Griño (1), soit une tour en verre de 20 mètres, dévolue à l’innovation spiritueuse tous azimuts et voulue par Bill Lumsden, le cerveau créatif de la distillerie. Depuis quarante ans, ce biochimiste repousse les limites du scotch. Pionnier, par exemple, du « finishing » en fûts de vin, premier à utiliser du malt extra-torréfié à la saveur unique (une idée matinale, en savourant son expresso, dont l’aboutissement est Signet), et le premier à envoyer un échantillon d’Ardberg, la maison soeur, dans l’espace, pour étudier ses effets sur la maturation et les arômes…

L’architecture audacieuse a aussi changé le visage de The Macallan. Sa distillerie et son centre de visites, en pierre locale et bois, avec un toit enherbé ondulant inspiré des collines environnantes, sont l’oeuvre du cabinet Rogers Stirk Harbour + Partners, de renommée internationale. Une première pour le Speyside.

L’investissement de 140 millions de livres consenti par le groupe Edrington, propriétaire, a un triple bénéfice : le nouvel outil de travail permet d’augmenter la production d’un tiers, l’image de la marque est modernisée, et une atmosphère unique accueille le visiteur. L’offre touristique va de l’abordable au sur-mesure cher. Il faut en effet quelques milliers de livres pour s’offrir, par exemple, lors d’un shopping privé dans la lifestyle collection de The Macallan, le tout nouveau set de dégustation très design des soeurs McCartney, Stella et Mary, ou l’exploration en une journée et en Bentley de tous les recoins et secrets des 158 hectares de l’Elchie Estate, le domaine de The Macallan. Le bar recèle la plus large collection au monde de ses whiskys. Le prochain défi pour la marque sera de faire du Speyside, en 2024, « une destination aussi incontournable pour la gastronomie que pour le whisky ». La recette reste encore secrète.

Highland Park, la plus septentrionale des distilleries écossaises.©DR Il n’empêche que le traditionnel a aussi beaucoup de charme. Direction Highland Park, la plus septentrionale des distilleries écossaises, et la plus ancienne de l’archipel des Orcades. Faire le voyage jusque-là est déjà une expérience en soi. Y arriver une récompense : trop de vent, et l’avion à hélices reste au sol.

L’autre bijou du groupe Edrington est à l’exact opposé de The Maccalan. L’étrangeté du paysage, la sauvagerie des éléments, les tourbières couvertes de bruyères de Hobbister Moor, marqueurs aromatiques de Highland Park, les champs de pierres levées néolithiques, les falaises noires à pic d’eaux métalliques rugissantes, nul besoin d’en rajouter. Pas de geste architectural, la distillerie est blottie dans ses pierres du XVIIIe siècle, et possède encore son séchoir à orge – il n’y en a plus beaucoup. Pas de restaurant mais un bar dédié, hors ses murs, au Kirkwall Hotel, sur le port, où l’on peut choisir parmi plus de cent whiskys de la marque. Slainte (santé) !

(1) L’extension de la Distillerie Glenmorangie est exposée dans la cour d’Orléans du Palais Royal, à Paris, jusqu’au 10 décembre 2023, aux côtés des neuf autres projets figurant au Palmarès du Grand Prix AFEX 2023.